Interview à Daniel Lampart, économiste en chef de l'USS

« Le problème des bas salaires touche aussi des personnes qualifiées »

En Suisse, beaucoup de personnes au bénéfice d’une formation professionnelle gagnent moins de 4000 fr. par mois. Pour Daniel Lampart, économiste en chef de l’USS, cette situation est scandaleuse.

contact.sev : L'initiative exige un salaire minimum de 4000 fr. par mois pour un travail à plein temps. Pourquoi précisément ce montant ?

Daniel Lampart : Avant le lancement de l’initiative, nous avons mené une discussion intensive à ce sujet. Il s’agissait d’une part d’évaluer le revenu qui permet de vivre dignement et, d’autre part, de tenir compte de la faisabilité de l’initiative. Nous sommes tombés d’accord sur un salaire de 22 fr./heure. Soit un salaire de 4 000 fr. environ sur 12 mois, pour une durée de travail hebdomadaire de 42 heures.

En comparaison internationale, cela paraît beaucoup. En Allemagne, il est question d’un salaire minimum de 8.50 euros/heure, soit environ 10 fr.

En Suisse, le niveau des salaires est élevé, il faut donc aussi un salaire minimum élevé pour préserver les salaires. Faute de quoi il serait inefficace. Par rapport au salaire moyen, la situation paraît déjà très différente. Avec 22 fr./heure, nous nous situons derrière la France et dépassons de justesse les Pays-Bas. Par ailleurs, si l’on considère le pourcentage des salariés qui en profiteraient, on arrive à 9 %. En Allemagne, le salaire horaire minimum de 8.50 euros concernerait 15 à 20 % de personnes et aux Etats-Unis, on parle de 10.10 dollars pour presque 15 % de salariés. Chez nous, le problème des bas salaires est un peu moins important que dans d’autres pays.

Le salaire minimum serait appliqué dans toute la Suisse, or le coût de la vie varie fortement selon les régions. Ne faudrait-il pas différencier ?

Nous y avons réfléchi, mais nous sommes arrivés à la conclusion qu’il vaut mieux renoncer à une différenciation. Premièrement, plus de la moitié des dépenses de ménage sont identiques dans toute la Suisse, notamment les commissions, l’essence ou les billets de train. Deuxièmement, il est difficile de délimiter les régions. La Haute-Engadine et le val Bregaglia, par exemple, se juxtaposent, mais le niveau des prix est très différent. De plus, les prestations fédérales, comme la rente AVS, sont équivalentes dans tout le pays.

Les adversaires à l’initiative affirment que les employeurs concernés risquent de réduire l’embauche si les salaires augmentent. L’initiative constitue-t-elle une menace pour l’emploi ?

A chaque amélioration proposée en faveur des salariés, les employeurs peignent le diable sur la muraille, de concert parfois avec le Conseil fédéral. Or l’histoire montre que les améliorations pour les salariés sont toujours allées de pair avec des améliorations économiques. Lors de notre dernière campagne « Pas de salaires au-dessous de 3 000 fr. », des économistes conservateurs comme Aymo Brunetti nous prédisaient un chômage de masse. Or on a observé exactement le contraire dans l’hôtellerie-restauration. Depuis 1998, les salaires y ont augmenté de près de 50 % et le chômage y a diminué par rapport au chômage global en Suisse. Si tous les bas salaires sont relevés à 22 fr. de l’heure, la masse salariale augmentera de 0,4 %.

Qu’en est-il de l’apprentissage ? Est-ce qu’il ne risque pas d’être dévalorisé si l’on perçoit un salaire de 4 000 fr. même sans diplôme ?

Ce qui est grave, c’est que beaucoup de gens ne gagnent pas même 4 000 fr. avec un apprentissage. Un tiers des personnes à bas salaire possèdent un CFC et la plupart ont plus de 25 ans. En Suisse, le problème des bas salaires touche aussi des personnes qualifiées. Il faut veiller à ce que les personnes titulaires d’un CFC obtiennent un salaire décent, faute de quoi les jeunes risquent de baisser les bras.

Quelles sont les répercussions de l’initiative contre l’immigration de masse ? La pression sur les salaires va-t-elle diminuer au point que l’initiative sur les salaires s’avère superflue comme mesure d’accompagnement ?

Non, c’est malheureusement le contraire. L’introduction de contingents ne constitue absolument pas une protection contre les bas salaires. Lors du précédent régime de contingents, le personnel saisonnier gagnait presque 14 % de moins que les salariés suisses pour le même travail. Cela entraînait une pression sur tous les salaires. Il est évident que les contingents, sans des salaires minimaux et des contrôles sur place, aggravent la pression salariale. Le salaire minimum est donc aussi indispensable que jamais.

Interview: Peter Krebs

Pas le SMIC!

Les adversaires du salaire minimum n’ont qu’un seul exemple à la bouche lorsqu’ils tentent de faire croire que le salaire minimum tire tous les salaires vers le bas. « Voyez la France! » clament-ils, « son taux de chômage astronomique ! », « ses conflits sociaux ! », « son marasme économique ! », « le pays où tout le monde est au SMIC ! » (n’exagérons tout de même pas: même si c’est une part importante, il ne s’agit que de 15% des salariés). Bref, à les entendre, le SMIC est responsable de tous les maux de la France, et, en cette période ou le « Hollande-bashing » et le mépris anti-français font recette, ils espèrent induire les électeurs en erreur en leur faisant croire que l’initiative pour un salaire minimum ne vise qu’à importer en Suisse le modèle du SMIC. Ils vont jusqu’à utiliser carrément le mot « SMIC » dans leurs slogans de campagne en lieu et place de « salaire minimum ». Ô SMIC tant honnis!

Il faut dire que tous les autres pays qui connaissent le salaire minimum ont fait en règle générale des expériences positives avec cet instrument pour garantir des salaires décents. En outre, comme les pires craintes des théoriciens (destructions massives d’emploi, nivellement des salaires par le bas) ne se sont pas réalisées dans les autres pays (et restent donc… théoriques), quelle n’est pas leur joie de dénicher UN exemple qui leur permet d’attribuer au salaire minimum tous les maux possibles et imaginables. Mais, manque de chance, cet unique exemple est particulièrement mal choisi, car SMIC et salaires minimaux tels qu’ils existent en Suisse (p. ex. les salaires minimaux des CCT ou des CTT obligatoires) ne sont pas comparables. Voici deux différences fondamentales:

  1. L’exonération des charges sociales. Le SMIC français est en grande partie exonéré de charges sociales. Par exemple, pour les très petites entreprises de moins de 20 salariés, l’exonération est totale. Ce qui incite fortement les employeurs à avoir un maximum d’employés au SMIC et c’est une des explications de la grande part de salariés français dont le salaire stagne à ce niveau. Or, un salaire minimum suisse ne pourrait pas être pareillement exonéré. En effet, tout salaire supérieur à 2300 Fr. par an est obligatoirement soumis aux cotisations sociales. Dans certaines branches (économie domestique, activités artistiques), les charges sociales sont mêmes dues dans tous les cas (art. 34d RAVS). Prendre pour exemple le SMIC français pour prétendre que « tout salaire minimum légal » nivelle les salaires par le bas, relève donc de l’escroquerie intellectuelle.
  2. Le mécanisme d’indexation. Le SMIC français a été augmenté beaucoup plus vite que le salaire médian depuis son introduction. Il est donc logique que la part de bénéficiaire du SMIC soit importante, étant donné que le SMIC « rattrape » régulièrement les catégories de salaires les plus basses. Ainsi, durant ses 15 premières années d’existence, le SMIC français a augmenté de 40 % de plus que le salaire médian. En Suisse, de telles revalorisations supérieures à l’augmentation du salaire médian seraient impensables. L’initiative pour un salaire minimum prévoit le même mécanisme d’indexation que les rentes AVS (indice mixte, qui tient compte… de l’évolution des autres salaires !). Il n’y a donc pas de risque de « trappe à bas salaire » comme avec le SMIC français, car le salaire minimum légal suivrait l’évolution générale des prix et des salaires. Là encore, les adversaires du salaire minimum font des comparaisons abusives.

Bref, quand les adversaires des salaires décents peignent le diable du SMIC sur la muraille, ils comparent des prunes et des poires. Et montrent surtout qu’ils n’ont guère d’arguments, à part peut-être jouer sur le sentiment anti-français ambiant.

Jean-Christophe Schwaab , conseiller national socialiste vaudois et syndicaliste.