Répartition modale du transport de voyageurs en Suisse
«Il faudra mettre fin au modèle multimodal gentil»
En Suisse, les pouvoirs publics dépensent beaucoup d’argent pour les transports publics mais ces derniers peinent à gagner des parts de marché. L’étude conduite par Sébastien Munafò, Dr ès sciences et géographe du cabinet 6t-bureau de recherche, montre les limites de notre modèle multimodal gentil et propose des pistes d’action pour gagner du terrain sur les transports individuels motorisés.
Les chiffres sont parlants. En 2010, les Suisses effectuaient 12% de leurs déplacements en transports publics (TP). Cinq ans plus tard, en 2015, la part des transports publics passait à… 13%. Un seul petit point de pourcent de gain en 5 ans alors que les collectivités publiques dépensent toujours plus pour promouvoir les transports en commun. Idem pour les distances parcourues en TP (cf. graphique) passant de 27 à 28%. Un état de fait qui inquiète tant la LITRA, l’UTP que l’Office fédéral du développement territorial, les trois commanditaires de l’étude réalisée par Sébastien Munafò et son collaborateur Guillaume Blatti.
Monsieur Munafò, votre étude révèle un paradoxe : les collectivités suisses investissent beaucoup d’argent dans les transports publics mais les gains en parts de marché sont minimes. Avez-vous une explication ?
Objectivement, au niveau mondial, la Suisse est un bon élève en matière de transports publics voyageurs. Toutefois, il y a le réel danger de se reposer sur nos lauriers. En effet, dans notre pays on s’intéresse au nombre de kilomètres parcourus en transports publics par personne. Tandis que dans notre étude nous nous sommes intéressés au nombre de déplacements que les personnes effectuent avec les transports publics. Et c’est là que ça pèche.
C’est-à-dire ?
La mobilité c’est une activité. Un déplacement correspond à une activité. Et en Suisse, le nombre de déplacements en transports publics évolue que très faiblement malgré les énormes investissements consentis pour les transports publics. Le report modal est extrêmement faible.
Pourquoi ?
Parce que pour les loisirs et pour les achats, la voiture reste incontestablement la reine. Et vu que le nombre de déplacements pour les loisirs et pour les achats est nettement supérieur au nombre de déplacements professionnels, le report modal stagne. Cela étant dit, pour aller au travail, on a de plus en plus tendance à prendre les transports publics et aller plus loin.
Quelles solutions préconisez-vous ?
En Suisse on est encore trop attaché au modèle multimodal gentil, bienveillant avec tous les modes. On va au travail en train, cela donne bonne conscience, et on fait tout le reste en voiture. Nous devons nous attaquer à ces marchés importants que sont les loisirs et les achats. Dans notre étude nous proposons d’agir simultanément dans trois domaines: le territoire, l’offre et la demande pour générer un cercle vertueux dans l’utilisation des transports publics.
L’actuelle vague de protestations contre le changement climatique, dont le transport individuel est l’une des causes, favorisera-t-elle l’utilisation des transports publics ?
Cette prise de conscience sur le climat devrait logiquement déboucher sur une plus large utilisation des transports publics. J’y crois parce que les Suisses sont attachés à la protection de leur environnement.
Est-ce que la déshumanisation des transports publics ne serait-elle pas une des causes de ce très faible report modal ?
Certainement qu’il s’agit d’un facteur à prendre en compte. Cela rassure les usagers des transports publics d’avoir du personnel dans les gares et sur les trains. Ce qui est très important, c’est l’information en temps réel. Par exemple, s’il y a un retard dû à une panne ou à des travaux, les voyageurs souhaitent être rapidement informés de la cause du retard et des conséquences éventuelles sur la suite du trajet, et ceci par du personnel en chair et en os et pas par des annonces robotisées.
Etes-vous plutôt optimiste ou plutôt pessimiste au sujet du report modal ?
Je suis plutôt optimiste car il y a une tendance générale des politiques publiques à encourager les modes de transports collectifs. Mais pour atteindre cet objectif il ne faut pas se leurrer. A terme, il faudra mettre fin à notre modèle multimodal gentil, qui fait que l’on choisit le train pour aller travailler mais pour tous les autres déplacements l’on préfère la voiture. Il faut commencer à opposer les modes.
L’auteur de l’étude en bref
Sébastien Munafò, 35 ans, a grandi à Tramelan (BE). «Les trains des CJ passaient sous nos fenêtres. C’est de là qu’est né mon goût pour le monde des transports.» Après une licence de géographie à l’Université de Neuchâtel, il séjourne 18 mois à Berlin chez BMW où il a travaillé au sein d’une plateforme de réflexion sur la mobilité. De retour en Suisse, il intègre l’Observatoire de la mobilité de l’Université de Genève dirigé alors par le professeur Giuseppe Pini. En 2015, il achève son doctorat à l’EPFL sous la direction de Vincent Kaufmann, titre de sa thèse : «Cadres de vie, modes de vie et mobilités de loisirs: les vertus de la ville compacte remises en cause?» Sébastien Munafò dirige à Genève la filiale suisse du bureau de recherche et d’études «6-t» spécialisé sur la mobilité et les modes de vie.
L’étude « La répartition modale du transport de voyageurs en Suisse », disponible en ligne : https://litra.ch/fr/publication/la-repartition-modale-du-transport-de-voyageurs-en-suisse/
Alberto Cherubini
Du concret pour gagner des parts de marché
Si on veut promouvoir avec davantage de succès l’utilisation des transports publics et surtout si on veut gagner des parts de marché par rapport à la mobilité individuelle motorisée, l’étude conduite par Sébastien Munafò préconise de s’attaquer simultanément aux trois grands domaines que sont le territoire, l’offre et la demande. Une attaque qui doit se faire de deux manières pour chacun de ces trois domaines : d’une part, prendre des mesures incitatives pour encourager l’usage des transports publics et, d’autre part, prendre des mesures pour décourager ou du moins rendre moins attractif l’usage de la voiture individuelle. Par exemple, en ce qui concerne le territoire, il s’agit de favoriser les sites propres pour les transports publics et restreindre certains accès aux voitures. Pour ce qui est de l’offre, il faut augmenter les vitesses commerciales et augmenter le prix des carburants. Quant à la demande, il y aurait lieu de subventionner des abonnements et restreindre l’offre de stationnement tant sur les lieux d’achats que de loisirs.