Interview de l’historien Mauro Stanga, auteur d’une thèse de doctorat sur Mai 68

50 ans plus tard, que reste-t-il de Mai 68 ?

1968 a marqué des générations entières en raison de sa capacité à engendrer des changements. « L’imagination au pouvoir », scandait-on dans les rues de Paris. Un appel à briser les schémas établis, à transgresser les normes, à occuper l’espace public sans intermédiaire. Les femmes s’octroient enfin le droit de se rebeller, de s’autodéterminer, et d’affirmer leur besoin de liberté. En Suisse, les protestations furent moins spectaculaires qu’ailleurs, mais constituèrent néanmoins une expérience décisive.

Mauro Stanga (1973) a étudié l’Histoire contemporaine à l’Université de Fribourg obtenant son doctorat en 2001 avec une thèse ayant pour étude les contestations estudiantines de 1968 dans les écoles secondaires tessinoises. Il est considéré comme un fin connaisseur de Mai ’68 en Suisse. Il travaille actuellement comme collaborateur scientifique à l’Office cantonal tessinois des statistiques.

« Soyez réalistes: demandez l’impossible ! » Il y a 50 ans ce slogan et tant d’autres résonnaient et flottaient aux quatre coins du monde. Quelles sont les caractéristique de Mai 68 si on la compare à d’autres expressions contestataires ?

Sa caractéristique la plus particulière c’est peut-être son universalité «aux quatre coins du monde»: ’68 s’est étendu presque simultanément sur le plan international, dans des contextes radicalement différents qui s’influençaient toutefois mutuellement. Et fut marqué en grande partie par la spontanéité: en rupture avec les pratiques politiques plus « traditionnelles », il s’agissait d’éviter les structures et les hiérarchies. Cette volonté de ne pas se laisser enfermer, ni mettre dans des cases rend difficile de cerner exactement, même 50 ans plus tard, le phénomène sans tomber dans la simplification.

Quelles furent les formes de contestations en Suisse ? Ressemblaient-elles à ce qui s’est vu dans les pays voisins, comme en France ?

Après la «Nuit des barricades» du 10 mai 1968 au Quartier latin à Paris, l’ensemble des syndicats ouvriers appelle à une grève générale de 24 heures, le lundi 13 mai. Le mouvement s’étend aux entreprises. Sur la photo, les ouvriers grévistes de l’usine Renault écoutent le discours d’un responsable CGT, le 17 mai, à Boulogne-Billancourt. Le pays est paralysé près de deux semaines à partir du 20 mai 1968. Il y a entre 7 et 9 millions de grévistes, plus de la moitié des 15 millions de salariés de l’époque. Ne mettant pas fin aux grèves, les accords de Grenelle du 27 mai débouchent notamment sur l’augmentation des salaires (environ 7 %), la réduction du temps de travail (semaine de 40 h) et le droit au syndicat d’entreprise.

Elles furent sans doute moins éclatantes d’un point de vue de l’action, mais leurs revendications et prises de consciences d’origine avaient de nombreux points communs. Les références culturelles et politiques étaient en bonne partie les mêmes dans les divers contextes. Il en allait de même des moyens et des façons de prise de parole ou de passage à l’action. Le point de départ c’était le partage. Les jeunes lisaient, se réunissaient, discutaient et prenaient position: en écrivant et distribuant des revues et des tracts qu’ils produisaient, en mettant sur pied différentes sortes de manifestations, en guise de solidarité (par exemple avec les pays en voie de développement) ou de contestation (contre l’autorité et les politiques dominants).

Quelles en étaient les principales revendications ?

Un rajeunissement de la société sur plusieurs plans, plus de liberté et davantage de solidarité avec ceux que le progrès laissait derrière lui. 1968 fut en grande partie un phénomène estudiantin. Ainsi, nombre de revendications concernaient l’instruction (renouvellement des programmes scolaires, reconnaissance des assemblées d’étudiant-e-s, etc.).

Photo iconique de Mai 68 avec le libertaire Daniel Cohn-Bendit. L’autorité de haut, raillée du bas par la rébellion.

Contrairement au reste de l’Europe, les Suissesses n’avaient pas encore le droit de vote et le concubinage était interdit, la censure et les préjugés étaient de mise. Mai 68 a-t-il contribué de manière aiguë à l’émancipation des femmes ?

On serait parvenu de toute façon au droit de vote des femmes, c’était dans l’air. Il s’agissait d’une revendication sur laquelle on travaillait depuis longtemps (elle avait déjà été soumise une première fois en votation fédérale en 1959) et les temps étaient mûrs. Il est toutefois important de souligner que les jeunes femmes étaient en première ligne lors des manifestations de Mai 68. Elles se mobilisèrent et prirent la parole avant d’obtenir le droit de vote.

Le concept de partage évoqué plus haut joua à n’en pas douter un rôle important pour la cause féminine: les jeunes femmes commencèrent à discuter et à échanger leurs opinions sur leur condition et leur rôle dans la société; cela favorisa une prise de conscience collective.

Peut-on parler de révolution ? Ou cela fut-il un moment révolutionnaire ?

C’était d’abord un important phénomène générationnel. La génération qui a vécu ces événements était radicalement différente de celles qui l’ont précédée: un certain confort de vie a fait que le focus passa des besoins matériels à des concepts plus larges et moins concrets: solidarité, liberté, égalité. Ceci conduisit à une remise en question globale des équilibres qui s’étaient créés dans les divers pays les décennies précédentes et à un refus clair des autorités.

Ainsi, on peut sans autre parler d’un moment révolutionnaire; telle était l’intention des acteurs du mouvement.

Que reste-t-il aujourd’hui de l’esprit de ces années-là, de ces utopies de paix, de ces rêves d’une société meilleure, de l’élan de créativité et de cette volonté de contre-culture ?

Il y a eu, sans aucun doute, des changements dans les «us et coutumes», la mentalité, les conceptions et le contexte culturel. Il en a découlé des réformes (dans la formation par exemple) et des acquis que l’on peut placer sous la bannière « démocratisation ». Les jeunes et les femmes, par exemple, ont davantage pris conscience d’eux-mêmes et de la nécessité d’un rôle plus actif dans la société.

Un regard – tout à fait subjectif – sur la société actuelle nous offre toutefois un bilan contrasté: les possibilités qu’offrent les nouvelles technologies semblent créer des situations sur divers plans analogues à celle d’alors: un accès plus grand et plus simple à l’information; de nouveaux moyens et de nouveaux canaux pour communiquer et partager; davantage de possibilités pour s’exprimer et prendre la parole… par contre, à l’époque, l’absence de filtre et d’intermédiaire était utilisée pour s’en prendre et contester «les puissants». Aujourd’hui, on attaque les plus faibles et les minorités (la plupart du temps les étrangers). L’histoire réserve toutefois toujours des surprises. Il suffit de penser à l’immense soutien et à la solidarité populaire lors de la grève des Officine de Bellinzone en 2008. Un phénomène qui s’inscrit dans le spectre plus large de l’histoire des luttes syndicales, mais en termes de soutien et de manifestations populaires, il y avait un air de Mai 68.

Françoise Gehring

Mai 68 en Suisse. En livre

Nos années 68 dans le cerveau du monstre, Jean Batou, Ed. Aire, 2018, 296 p.
Le regard d’un jeune contestataire, devenu professeur à l’Université de Lausanne, sur ces années 68.
1968 … Des années d’espoirs. Regards sur la Ligue marxiste révolutionnaire / PSO, Jacqueline Heinen (dir.), Antipodes, 2018, 327 p.
Enquête menée en Suisse auprès d’ancien·ne·s membres de la LMR, ce livre entend privilégier le récit des témoins.

Mai 68 au Musée d’Histoire de Berne

«1968 Suisse», c’est l’expo à découvrir au Musée d’histoire de Berne. 1968 y est décrit comme un phénomène aux mille facettes: manifestations contre la guerre du Vietnam, affirmation de la vie communautaire, éclosion du rock et de la pop, expérimentation de l’amour libre et de la liberté sexuelle. Du «flower power» aux rêves psychédéliques, de la solidarité en guise d’articulation des relations humaines, aux protestations contre toute forme de violence. Sans oublier l’icône d’une époque, la fourgonette Bulli, symbole de liberté et de mouvement collectif. L’expo – colorée à souhait – est un coup de fouet énergétique à voir jusqu’au 17 juin. Elle met en lumière de manière claire et cohérente que 1968 est bien plus qu’une simple date. C’est le symbole d’un chamboulement social et culturel entre 1960 et 1970, qui a marqué profondément la vie quotidienne , la culture et la politique. 50 ans plus tard, l’expo donne la parole à 16 témoins et acteurs du mouvement social qui racontent leur 1968 invitant à la réflexion et portant un regard critique sur les résultats obtenus.

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