Reportage à Genève
Conditions de travail dégradées à la manœuvre
Fin décembre, la rédaction s’est rendue à Genève pour voir et écouter le personnel de la manœuvre qui travaille depuis trop longtemps en sous-effectif en mode dégradé. Il doit alors laisser tomber de nombreuses tâches liées à la qualité et met en danger sa sécurité et sa santé. Les collègues souffrent de cette situation que le SEV a dénoncée. A cela s’ajoutent des outils de communication et de planification défaillants comme LISA et SOPRE. Malgré les mesures prises par les CFF, le retour à la normale prend du temps.
En dépit d’une température relativement fraîche, le soleil qui perce l’épaisse couche de brouillard rend le travail en plein air sur les voies plus agréable en cette fin du mois de décembre. Nous sommes à Montbrillant, derrière la gare de Genève Cornavin, où travaille le personnel de la manœuvre. C’est lui qui permet de préparer les trains qui sortent des ateliers, qui met en place ou gare des rames avant ou après les heures de pointe. Normalement, le travail se fait en binôme. Le mécanicien de manœuvre a la formation pour conduire les véhicules et l’employé de manœuvre travaille sur la voie ou aide à la conduite. Si ce travail n’est pas exécuté dans de bonnes conditions, cela se répercute immédiatement sur les voyageurs. Ils ne pourront, par exemple, pas disposer des toilettes puisque c’est ce personnel de manœuvre qui amène les trains pour la vidange.
Informations contradictoires
A notre arrivée à Genève, nous sommes reçus par Qamil Lutfiu. Il travaille depuis plus de 10 ans comme mécanicien de manœuvre et préside depuis bientôt deux ans la section genevoise de la RPV. Avant qu’on le rejoigne, il a déjà effectué un certain nombre de tâches. Ce matin-là, il a appris que son collègue tombé malade la veille ne sera pas là. Faute de personnel de réserve, il n’y a personne pour le remplacer toute la journée. La journée s’annonce difficile.
Qamil apprendra au compte-goutte qu’un collègue lui sera attribué pour une tâche ou l’autre. Quand on le rejoint, il vient de recevoir l’information sur sa tablette que sa prochaine prestation, amener une rame au nettoyage extérieur, est supprimée. Entretemps, un de ses collègues, employé de manœuvre, a reçu lui l’information sur sa tablette que cette tâche lui a été ajoutée, qu’elle est maintenue et qu’il faut venir prêter main forte à Qamil. Ce n’est ici qu’un exemple parmi d’autres des problèmes rencontrés quotidiennement avec SOPRE, le programme de répartition du travail et des tours de service. Dans le doute, Qamil se renseigne auprès des régulateurs qui gèrent leur travail depuis la centrale de Lausanne. Le temps qu’il reçoive l’information, il est trop tard pour effectuer la tâche qui est reportée. Son collègue venu l’aider le quitte car on lui a attribué une autre mission.
Selon son planning, Qamil doit ensuite amener une seconde rame à deux étages au lavage. Les prescriptions ne lui permettent pas d’effectuer cette tâche seul. Il ne peut pas conduire et regarder en même temps que les infrastructures du nettoyage ne causent pas des dégâts matériels aux voitures qui peuvent vite se chiffrer en millions. Pourtant, bien qu’on ne lui ait pas affecté un remplaçant pour son binôme, cette prestation n’a pas été annulée sur sa tablette. Sans doute encore un bug de SOPRE qui n’est « pas au top » critique Qamil. En outre, le système ne permet plus l’entraide : « Même si je ne peux pas couper ou crocher deux véhicules, je pouvais donner un coup de main et piloter. Là, c’est fini. On ne peut plus aider. Je ne sais plus quel tour fait mon collègue. Je ne vois que mes tâches», constate-t-il. Seule la centrale a une vue d’ensemble, ce qui n’était pas le cas auparavant.
Il doit néanmoins déplacer cette rame non-nettoyée car il doit laisser la place pour une autre rame. Les signaux lumineux de manœuvre indiquent qu’il peut avancer. Après quelques manœuvres, il laisse la rame malheureusement sale. Un mécanicien de loc viendra la chercher ensuite pour la remettre dans le circuit. Qamil croise un de ses collègues qui lui dit que lui aussi a des problèmes pour trouver le train dont il doit s’occuper. «Je ne sais pas où il arrive en gare. Il y a juste le numéro du train et le fait qu’il est à Genève!», explique-t-il. Un autre mécanicien de manœuvre raconte qu’il a reçu il y a quelques jours sur sa tablette la mission de décrocher deux rames. Heureusement, il n’a pas accepté de le faire, même pour rendre service, car cela ne fait pas partie de ses prérogatives. Il ne dispose pas de l’équipement de sécurité requis - gants et casque - pour les tâches demandées et cela aurait pu être très dangereux. Et s’il doit ensuite conduire, il risque de mettre sur les sièges de la graisse provenant des tampons. En plus du manque de personnel, s’ajoute donc un flou et une incertitude sur le déroulement de la journée, la validité des informations sur sa tablette et les décisions à prendre. Le personnel déjà stressé au niveau de la sécurité en se trouvant sur des voies où circulent des trains à vitesse élevée se passerait volontiers de ces problèmes supplémentaires d’organisation et de communication.
La spirale du mode dégradé
Le personnel a à cœur de mener à bien sa mission de service public mais, depuis quelques mois, à Genève, il doit travailler «en mode dégradé». En raison d’un manque de main d’œuvre, le travail qui est normalement prévu pour deux personnes en binôme n’est assuré le plus souvent que par une personne. Ce qui demande plus de temps pour préparer un train quand on doit se rendre rapidement de l’arrière à l’avant du train car on n’a plus l’œil du collègue qui permet de manœuvrer sans devoir remonter à pied la rame pour la conduire de l’autre côté. D’autres tâches sont purement et simplement annulées, non sans couacs dans la communication comme on l’a vu, et le nettoyage des rames est reporté et la qualité pour les usagers s’en ressent. Comme le dit Qamil, «c’est un engrenage». Il ne se sent pas vraiment soutenu par sa hiérarchie, avec des décisions souvent prises à Berne loin du terrain: « Ils formulent des objectifs d’économie en centaines de milliers de francs à faire sur le nettoyage sans trop se soucier de savoir comment. Mais nous, sur le terrain, on doit quand même faire le travail et nous manquons d’informations. Personne ne sait vraiment ce qu’il faut faire. Il faut se débrouiller. Ou alors, on reçoit les infos à la dernière minute. Il faut alors courir en gare et cela touche la sécurité. Et travailler neuf jours de suite parce qu’il manque des collègues, c’est trop», déplore-t-il.
Cette pénurie de personnel est liée à des prévisions des besoins d’engagement de personnel trop modestes liées à une volonté d’économie aux CFF à tous les étages et de suppression de réserves vues comme improductives. La fatigue s’accumule et l’absentéisme augmente. Les maladies ou les démissions qui s’en suivent font encore baisser les effectifs. Et le temps de former une nouvelle équipe, ce qui prend tout de même quelques mois, la spirale à la baisse tarde à se résorber. Les heures sup explosent, ce qui pèse sur la santé et la sécurité de nos collègues de la manœuvre. Devant la pression qu’implique ce mode dégradé en vigueur depuis trop longtemps, ce sont les organismes qui lâchent. Et, avec moins de collègues, l’intensité du travail augmente encore. Un véritable cercle vicieux.
Des économies qui coûtent cher
La crainte est que le mode dégradé devienne gentiment la nouvelle norme. Non seulement les conditions de travail se dégradent mais la qualité du service aussi et celle de l’image des CFF. Les économies réalisées dans une unité pour tenir son budget finissent donc par coûter très cher à l’entreprise. Le SEV a tiré la sonnette d’alarme en avril déjà et les mesures annoncées devraient permettre de détendre la situation (voir encadré), sans que les CFF ne s’engagent toutefois à tout mettre en place pour un retour à la normale. Par ailleurs, dans ce contexte déjà tendu, des prestations supplémentaires avec le nouvel horaire le 15 décembre et la mise en service du Léman Express, qui nécessite trois tours de service quotidiens supplémentaires à couvrir, sont venues s’ajouter.
Ces instants passés avec Qamil, même si son travail peut varier d’un jour à l’autre, sont tout de même relativement représentatifs des conséquences des problèmes de manque de personnel qui se cumulent et des problèmes de communication et de planification avec SOPRE. Le «mode dégradé» désigne à la base un fonctionnement exceptionnel dans le cadre d’une guerre ou d’une catastrophe. Rien ne justifie que les CFF prolongent ce mode de travail. La philosophie «faire plus avec moins» a vécu. Et l’arrivée d’une nouvelle direction aux CFF permet d’espérer l’instauration d’un nouveau paradigme où prime le service public et la volonté de donner à nos collègues les moyens en personnel et en matériel adapté pour qu’ils puissent accomplir au mieux leur travail.
Le début de 2020 restera tendu
Les conditions de travail très difficiles à la manœuvre à Genève liées au mode dégradé qui pèse sur la santé de nos collègues a conduit à un échange de courriers entre le SEV et les CFF et à des mesures qui, on peut l’espérer, devraient permettre de détendre la situation.
Après un premier courrier le 25 avril qui rendait attentif les CFF aux problèmes de temps de travail à la manœuvre de Genève qui avait conduit à la formation de quatre mécaniciens supplémentaires, notre collègue René Zürcher, secrétaire syndical SEV en charge des CFF en Romandie, a mis en demeure la régie fédérale d’agir dans une seconde missive le 5décembre. Le syndicaliste y rappelait sa préoccupation pour «les conditions de travail de la manœuvre à Genève» et exprimait son «inquiétude quant à la santé du personnel et à la sécurité de l’exploitation».
Le SEV exigeait de prendre «des mesures supplémentaires qui s’imposent afin de rétablir une situation acceptable. Soit de permettre aux collaborateurs et collaboratrices de bénéficier du temps de repos qui leur est dû et qui est nécessaire à la préservation de leur santé, de permettre à chacun de bénéficier des vacances auxquels ils ont droit.»
Dans sa réponse du 23 décembre, Claudio Pellettieri, responsable de la conduite des trains et manœuvre aux CFF, reconnaît que les mesures prises courant 2019 «n’ont malheureusement pas porté leurs fruits», qu’il fait son possible «pour éviter de travailler ‹en mode dégradé›» et que «la situation en 2020 doit impérativement s’améliorer.»
Pour cela il annonce qu’il a «entrepris des actions supplémentaires», soit l’engagement de sept nouveaux collaborateurs opérationnels dès juin 2020, dont trois mécaniciens de manœuvre parmi eux, et un répartiteur supplémentaire dès janvier. Il concède que «les premiers mois de l’année 2020 resteront tendus» tout en étant convaincu que cette «offensive de recrutement permettra à terme de détendre la situation».
René Zürcher est content que les CFF prennent la mesure de la gravité de la situation à Genève, tout en s’inquiétant de savoir si l’arrivée de ces nouvelles personnes sera suffisant pour redonner un peu d’air à nos collègues dans le rouge depuis trop longtemps et que les départs ou maladies ne se multiplient pas dans le premier semestre 2020.
Par ailleurs, les problèmes liés aux outils de communication et de planification défaillants comme LISA et SOPRE demeurent et continueront de poser des problèmes dans le travail quotidien.
Yves Sancey
Interview de Hanspeter Eggenberger
RPV exige des engagements
Le Journal SEV a demandé au président central de la sous-fédération du personnel de la manoeuvre (RPV) ce qu’il pensait de la situation que vit le personnel de la manoeuvre aux CFF.
A Genève, le SEV s’est vu contraint d’intervenir face aux mauvaises conditions de travail vécues par le personnel de la manoeuvre du trafic voyageurs. De tels problèmes se rencontrent-ils aussi ailleurs?
Oui, en de nombreux endroits la situation du personnel est tendue, et ceci à tous les niveaux. On leur demande toujours plus souvent et à court terme de travailler pendant leurs jours de repos. Ils accumulent ainsi les heures supplémentaires, avec des incidences sur leur temps de repos. Avec la fatigue et le stress augmente alors le risque d’erreurs, d’accidents et de maladie. A cela s’ajoutent les problèmes récurrents avec Sopre et Lisa.
Est-ce que les CFF sont conscients qu’ils doivent recruter du personnel?
Il est difficile de juger s’ils font vraiment tout leur possible pour recruter. Trouver du personnel compétent et motivé n’est pas une tâche facile, il est vrai. Très souvent, des collaborateurs, issus d’autres domaines, démissionnent après un certain temps parce que le travail en équipes pendant la nuit et le week-end les met sous pression. Par ailleurs, dans notre catégorie professionnelle, le salaire initial est très bas et il faut 20 ans pour atteindre le sommet de la classe salariale. Avec de tels salaires, on trouve une place dans le domaine privé, sans travail en équipes.
Que demandent maintenant le SEV et la RPV?
Nous affirmons depuis longtemps que le vieillissement du personnel de la manœuvre engendre un accroissement de blessures au genou ou à la hanche, ainsi que d’autres problèmes de santé dus à l’âge. C’est de jeunes collaborateurs dont nous avons besoin. Force est de constater que les CFF ont négligé le recrutement du personnel. Ceci d’autant plus que jusqu’à présent tout a fonctionné tant bien que mal, car le personnel travaillait toujours davantage et plus vite, subissant une augmentation de stress, une mise en péril de la sécurité et des conséquences sur la santé. Mais cela ne peut pas continuer ainsi! Il est nécessaire que nous puissions travailler normalement. On a besoin de plus de personnel pour pouvoir assurer l’exploitation.
Markus Fischer
Commentaires
Lapinou 14/02/2020 20:35:35
Pas que à la manœuvre !!