«Il faut poursuivre sur la voie des intérêts négatifs et baisser les prix à l´importation»
Rudolf Strahm à propos du franc fort
«J’attends toujours une justification économique de l’abandon du cours plancher de l'euro», dit l'ex-Monsieur Prix Rudolf Strahm dans l'interview avec contact.sev. Il doute qu'avec le directoire actuel de la Banque nationale, un cours plancher puisse encore être crédible auprès des spéculateurs. C'est pourquoi il exige en priorité de poursuivre sur la voie des intérêts négatifs et de baisser les prix à l´importation.
L’industrie d’exportation, le secteur touristique et les entreprises de transport opérant au plan international souffrent tout particulièrement depuis que la BNS a, à la surprise générale, mis fin au cours plancher du franc suisse par rapport à l’euro. Une forte pression est exercée sur les salariés concernés et les milieux politiques de droite profitent de la crise pour revendiquer dérégulation, baisses d’impôts et démantèlement de l’Etat. C'est pourquoi le Conseil national a débattu pendant plus de trois heures du franc fort, le 18 mars. Mais le jour après, la BNS expliquait qu’il n’y avait rien à changer à sa politique monétaire (voir l'encadré en bas).
L’USS a rapidement réagi en expliquant que « le cours de l’euro entre 1.05 et 1.07 a engendré une forte pression sur les salaires et les places de travail en Suisse. Combien d’entreprises ont déjà décidé, en si peu de temps, de licencier, de délocaliser, d’augmenter le temps de travail, de verser des salaires en euros ou encore de diminuer les salaires? Aucun pays industriel ne connaît actuellement une pareille hausse du chômage que la Suisse. » L’USS exige maintenant de la BNS qu’elle ramène le franc à un niveau supportable.
Dans l'interview, Rudolf Strahm, ex-Monsieur Prix, économiste et ancien conseiller national socialiste, demande en priorité de poursuivre sur la voie des intérêts négatifs et de baisser les prix à l´importation.
contact.sev: Vous avez critiqué la BNS dans un article intitulé «Cette thérapie de choc était-elle nécessaire?», publié le 3 février dans deux quotidiens alémaniques. Peut-on dire avec le recul qu’il s’est en fait agi d’un mini-choc, comme l’a relevé la BNS?
Rudolf Strahm: la BNS a déclenché une véritable onde de choc au plan monétaire. L’impact de celle-ci sur les entreprises varie. Mais il faut considérer que les banques centrales n’ont pas pour usage de provoquer de tels chocs. La règle observée s’intitule «Forward Guidance». Elle signifie que les marchés sont préparés psychologiquement et que les conditions cadres sont modifiées par petits, voire très petits pas.
Le président de la BNS Thomas Jordan a déclaré: le maintien du cours plancher aurait coûté trop cher à l’économie en comparaison avec ce qu’il apporte. Est-ce fondé?
Cela reste à prouver! Au vu des expériences faites peu après le 15 janvier, je considère cette affirmation peu honnête intellectuellement, tant il est vrai que ni l’annonce de la BNS selon laquelle elle allait inonder le marché d’euros, ni les élections en Grèce n’ont déclenché de choc monétaire. La situation est demeurée stable à l’échelle mondiale! Ce, parce que les marchés financiers avaient précisément été préparés psychologiquement à l’enseigne de la «Forward Guidance».
Lors des délibérations au Conseil national au sujet du franc fort le 18 mars, des représentants des partis bourgeois ont déclaré que le cours plancher instauré en 2011 était une solution provisoire retenue dans l’urgence, à laquelle il fallait bien mettre fin un jour ou l’autre. A votre avis?
C’est ce qui est affirmé après coup. Or, je me souviens que la Banque nationale a annoncé exactement le contraire à de multiples reprises en indiquant qu’elle défendrait le cours du franc contre vents
et marées. J’attends toujours une justification économique de l’abolition du cours plancher.
Faut-il à nouveau instaurer un cours plancher explicite du franc par rapport à l’euro?
Une telle revendication n’a plus de sens aujourd’hui. Un cours plancher ne serait plus crédible sur les marchés financiers et auprès des spéculateurs, avec le directoire actuel de la Banque nationale. Les acteurs agissant sur les marchés financiers s’attendent au contraire à ce que la BNS n’accroîtra plus massivement son bilan. La revendication de l’USS de fixer un nouveau cours plancher me paraît irréaliste à ce stade. Personne n’y croit d’ailleurs. Ce qui demeure en revanche nécessaire, c’est de poursuivre sur la voie des intérêts négatifs en prévoyant même une nouvelle baisse des intérêts pour les placements étrangers, indépendamment de ce qu’il en coûtera. La revalorisation du franc est à l’origine du principal préjudice causé à l’économie nationale.
Thomas Jordan considère que les intérêts négatifs doivent s’appliquer à tous les acteurs pour avoir un effet: des exceptions ne sont-elles vraiment pas possibles, par exemple en faveur des caisses de pension et des investisseurs suisses?
Je pense que l’on pourrait faire de telles exceptions. Les investisseurs institutionnels suisses n’influencent en effet pas prioritairement le cours de change, puisque leurs opérations de rapatriement de devises sont très limitées. Il faut se servir des intérêts négatifs pour renchérir et stopper les placements étrangers. La BNS n’a toujours pas donné de justification économique de sa politique.
Les prix des produits importés devraient baisser en raison du franc fort. Est-ce que cela fonctionne correctement?
De façon très limitée. Pour preuve, une expérience concrète: de décembre 2010 à décembre 2014, les prix à l’importation auraient dû baisser d’environ 20 % du fait de l’appréciation du franc. Or, l’indice des prix à l’importation, qui prend en considération toutes les importations de manière pondérée, révèle que leurs prix n’ont baissé que de 6 %, soit trois fois moins que ce qui aurait dû être enregistré. Je ne comprends pas pourquoi les représentants des syndicats rejettent un durcissement de la loi sur les cartels, par lequel on entend corriger les prix surfaits des produits importés. En tant qu’ancien surveillant des prix, je relève ceci: par rapport à cette question spécifique, les syndicalistes Daniel Lampart et Corrado Pardini mènent un faux combat et ne défendent pas les intérêts de leur base. Ce supplément perçu en Suisse ne sert en effet que les intérêts des fournisseurs étrangers et ne profite à personne en Suisse. La base syndicale « vote avec ses pieds ou avec ses roues » en allant faire ses courses à l’étranger.
L’industrie et les arts et métiers exigent des baisses d’impôts, moins d’Etat et la dérégulation. Des entreprises ont allongé le temps de travail et baissé les salaires. Dans quelle mesure de telles exigences se justifient-elles ou sont-elles exagérées?
Chacun exige maintenant la thérapie qu’il a toujours eue dans son répertoire politique. Nous connaissons ces exigences en matière de dérégulation depuis des années! Un allongement limité du temps de travail à court et à moyen terme peut certes se justifier dans le cadre de « l’article de crise » et du travail à temps partiel. Mais les entreprises devraient apporter une justification et présenter leurs comptes.
A votre avis, que devrait-on faire en priorité pour soutenir l’industrie domestique?
L’abaissement des prix à l’importation constitue la mesure la plus importante, la plus efficace globalement et la moins douloureuse, comme je l’ai déjà indiqué. Une telle mesure ne profite pas seulement aux consommateurs, elle réduit aussi la charge financière des entreprises. Il faut en outre que la pression exercée sur la BNS soit maintenue, afin qu’elle continue à percevoir un intérêt négatif. Celui-ci est en effet déjà remis en cause par des groupes d’investisseurs.
Dans quelle mesure un franc fort sert-il les intérêts du secteur financier?
Je crois que le secteur financier s’est brûlé lui-même les doigts: appelant de leurs vœux une revalorisation du franc, certains groupes d’investisseurs avaient requis haut et fort, à l’approche de Nouvel An, l’abandon du cours de change. Ils sont maintenant plus mal lotis avec l’intérêt négatif et perdent davantage en comparaison avec le statut précédent.
Une pression a-t-elle même été exercée sur la BNS pour supprimer le cours plancher, parce qu’il est plus facile d’imposer la dérégulation et des détériorations des conditions de travail en période de crise monétaire?
Oui, c’est certain. Mais l’incertitude la plus frappante est venue du directoire même de la Banque nationale, qui a annoncé l’instauration d’un intérêt négatif de –0,25 % peu avant Noël. Il ne l’a cependant pas mis en application par exemple dans la nuit qui suivait, mais s’est contenté d’indiquer à l’avance la date de sa mise en vigueur, soit le 22 janvier 2015. Cela a été une source d’incertitude pour les milieux financiers. Dès ce moment, une partie des acteurs n’a plus cru à la fermeté de la BNS. S’est ajouté le fait que les groupes d’investisseurs qui composent la droite conservatrice (Jansen, Schildknecht, Geiger, Hummler) ont demandé à l’unisson l’abandon du cours plancher. Force est de relever que l’actuel directoire de la BNS dépend aussi du courant dominant.
Dans quelle mesure la Banque nationale peut-elle ou doit-elle être indépendante? Doit-elle être structurée différemment pour être crédible?
La Banque nationale doit être indépendante en n’annonçant pas à l’avance les décisions qu’elle prend, voire en ne soumettant pas celles-ci pour approbation. Mais l’obligation des trois personnes qui composent le directoire de la BNS de rendre compte de la situation est aujourd’hui insuffisante. Plus une instance est petite, plus le risque de prendre des décisions erronées est grand. Il faut procéder en Suisse à une réforme de la gouvernance de la BNS lorsque la polarisation actuelle aura un tant soit peu faibli en prévoyant une obligation formelle plus claire de rendre compte (ex post) de la situation aux autorités, une instance de décision élargie et, enfin et surtout, un pluralisme des points de vue au sein du directoire de la BNS. La politique monétaire est en effet aussi influencée par les convictions idéologiques, par les intérêts dont elle dépend et par le courant politique dominant.
Interview réalisée par écrit; questions posées par Markus Fischer
La BNS relativise la crise et maintient son orientation
Le 19 mars, le président de la Banque nationale suisse, Thomas Jordan, a défendu l’abandon du cours plancher de 1.20 franc pour 1 euro. Comme il fallait s’y attendre, l’afflux massif d’euros de la Banque centrale européenne a affaibli la devise. La BNS aurait par conséquent dû acheter des centaines de milliards d’euros pour maintenir le cours plancher du franc. Thomas Jordan s’est dit convaincu que le coût aurait été absolument disproportionné par rapport aux avantages qui pouvaient être attendus du maintien du cours plancher.
Le président a de surcroît présenté des prévisions selon lesquelles l’économie helvétique croîtra d’environ 1 % en 2015, ce qui représente encore la moitié de la croissance enregistrée en 2014. L’économie mondiale est résiliente. Les USA et l’Europe se caractérisent respectivement par une reprise économique et par une embellie. Thomas Jordan a concédé que le chômage allait « légèrement augmenter ». L’appréciation subite du franc a renchéri les produits suisses à l’étranger et les vacances en Suisse pour les touristes étrangers. Les produits étrangers sont devenus meilleur marché en Suisse, ce qui nuit aux fabricants helvétiques. Thomas Jordan ne table cependant pas sur une récession. Il pense que les prix augmenteront à nouveau à partir de 2017 et que le franc s’affaiblira, car il est encore « sensiblement surévalué » au taux actuel d’environ 1.06. La BNS combattra une revalorisation du franc en achetant à nouveau des devises au cas où une vague financière déferlerait à nouveau sur la Suisse.
Le président de la BNS considère que le taux directeur négatif de la BNS de – 1,25 % à – 0,25 % instauré au début de l’année sur le libor à trois mois, d’une part, et l’intérêt négatif de 0,75 % perçu sur les dépôts bancaires auprès de la BNS (à partir d’un montant exempté), d’autre part, demeurent nécessaires pour rendre les placements financiers en Suisse peu attrayants et pour continuer à combattre une appréciation du franc. Et de conclure: « Il n’y a en l’occurrence pas d’autre solution dans le contexte actuel. »
Thomas Jordan estime que les répercussions des intérêts négatifs sur les épargnants et les caisses de pension sont acceptables, car les avoirs issus de l’épargne ont vu leur valeur s’apprécier à la faveur du franc. Il entend se pencher sur la question de la suppression des exceptions accordées jusqu’ici pour les comptes du secteur public, telle la caisse de pension de la Confédération (Publica), au lieu d’envisager l’exemption de l’ensemble des caisses de pension du paiement des intérêts négatifs, comme le demande le secteur. « Pour déployer ses effets, cet instrument doit s’appliquer à tous les acteurs », a martelé Thomas Jordan.