Initiatives populaires

Une application à géométrie variable?

Spécialiste de droit constitutionnel, Etienne Grisel aborde la question de l’application des initiatives. Selon ce professeur honoraire de l’Université de Lausanne, la mise en pratique rapide de l’initiative « Contre l’immigration de masse » est somme toute logique. Quant à la mise en oeuvre de l’initiative des Alpes, elle ne pose pas forcément de problèmes.

Etienne Grisel, interrogé ici à la Télévision romande. Ce spécialiste de droit constitutionnel estime que le Conseil fédéral ne fait pas de zèle dans l’application de l’initiative UDC « Contre l’immigration de masse ».

contact.sev: Une semaine après le vote du 9 février contre l’immigration de masse, la Suisse annonce qu’elle ne signera pas l’accord de libre circulation avec la Croatie. Une telle rapidité dans l’application d’une initiative est-elle surprenante? Connaissez-vous d’autres exemples similaires?

Etienne Grisel: La rapidité avec laquelle le Conseil fédéral a réagi au vote du 9 février en renonçant, du moins provisoirement, à signer l’accord de libre circulation avec la Croatie n’est pas surprenante. L’initiative acceptée prescrit une gestion autonome de l’immigration, par des plafonds et des contingents, et elle interdit la conclusion d’un traité international contraire à ces règles. L’approbation du traité concernant la Croatie pourrait être considérée comme une violation flagrante du nouvel article 121a de la Constitution. Le Conseil fédéral n’a pas voulu encourir ce reproche. Le hasard a voulu que la question de la Croatie se pose précisément à l’heure actuelle. Dans d’autres cas, des mesures hâtives n’ont pas paru nécessaires. Toutefois, s’agissant de l’initiative sur les résidences secondaires, le Conseil fédéral a aussi réagi avec célérité.

En y glissant quelques exceptions... Il y a 20 ans, les Suisses acceptaient l’initiative des Alpes. Aujourd’hui, elle n’a toujours pas été appliquée. Y a-t-il deux poids deux mesures dans notre démocratie?

Il serait excessif d’affirmer que l’initiative des Alpes n’a « toujours pas été appliquée ». La question de l’application des initiatives est difficile, car il faut différencier les réponses suivant l’objet et la portée des demandes populaires. Certaines d’entre elles sont directement applicables et peuvent être mises comme telles à exécution; tel est probablement le cas de l’interdiction des minarets. D’autres, en revanche, supposent une législation d’exécution, voire des activités concrètes et des dépenses. Pour l’initiative des Alpes, elle comprend deux volets principaux. D’une part, elle prohibe l’augmentation de la capacité des routes de transit dans les régions alpines ; ce premier volet a été immédiatement réalisé par la loi du 17 juin 1994 sur le trafic de transit dans le domaine alpin, et il est admis qu’il a été bien respecté dans l’ensemble…

Le Conseil fédéral propose pourtant de construire un 2e tube au Gothard. N’y a-t-il pas déni de démocratie?

La construction d’un deuxième tube du tunnel du Gothard ne serait pas contraire à la Constitution, à condition que la capacité de transit ne soit pas augmentée. Encore faut-il réserver les obligations internationales de la Suisse dans le domaine du trafic international.

Même si le Conseil fédéral assure que la capacité ne sera pas augmentée, certains évoquent déjà un risque de conflit avec l’UE si toute la capacité des deux tunnels n’est pas utilisée, au risque de mettre à mal… les accords bilatéraux.

Dans la même perspective, il faut reconnaître, avec la littérature spécialisée, que la Suisse ne peut pas ignorer à la fois ses engagements envers l’Union européenne et les devoirs qui découlent du droit international général.

Si l’on vous comprend bien, un 2e tube utilisé seulement à 50 % contreviendrait donc bel et bien à l’accord bilatéral sur les transports terrestres?

Une étude approfondie est nécessaire pour répondre à cette question de manière optimale.

Un autre volet de l’Initiative des Alpes n’a pas été respecté puisque le transfert du trafic marchandises de la route au rail devait intervenir dans un délai de dix ans …

La réalisation de ce second volet se heurte à d’immenses difficultés, notamment financières et techniques, mais aussi au regard du droit international, lequel garantit à la fois la liberté de transit et le choix du moyen de transport.

Y a-t-il d’autres exemples de textes acceptés il y a un certain temps mais non encore appliqués?

On peut citer d’autres exemples de textes acceptés par le peuple qui n’ont pas été appliqués, du moins pas entièrement et pas immédiatement. Ainsi, le principe d’une assurance maternité avait été inscrit dans la Constitution en 1945, et il a fallu plus d’un demi-siècle pour que cette branche de la sécurité sociale soit mise en place. De même l’initiative pour le renvoi des étrangers criminels votée en 2010 n’est pas encore réalisée dans la loi, et le Tribunal fédéral a refusé de l’interpréter comme directement applicable, empêchant un renvoi que le texte de l’initiative rendait manifestement impératif.

On le sait, certaines initiatives semblent poser de sérieux problèmes d’application (criminels étrangers, Initiative des Alpes). Au vu de la hausse de l’utilisation de l’initiative populaire, êtes-vous favorable à un contrôle plus sévère de la validité des textes avant le lancement de la récolte des signatures?

Certaines initiatives posent de sérieux problèmes d’application. La gravité et l’étendue de ces problèmes dépendent naturellement de l’objet de la demande populaire acceptée par le peuple. Dans certains cas, il faut élaborer une législation complexe, par exemple pour l’initiative « contre les rémunérations abusives ». Dans d’autres situations, la Cour européenne des droits de l’Homme et la jurisprudence de la Cour rendent délicate la stricte application de l’initiative, par exemple le renvoi des étrangers criminels ou l’internement à vie des délinquants sexuels. Cela n’empêche pas une utilisation plus fréquente du droit d’initiative (130 demandes entre 1891 et 2000, 60 demandes depuis lors). A cela s’ajoute une proportion d’initiatives acceptées plus élevée que par le passé (10 % avant 2000, 15 % depuis lors). Quant à l’idée d’un contrôle de la validité des initiatives, elle paraît contraire à notre conception de la démocratie directe, qui garantit précisément la liberté de faire des propositions et de les soumettre à un vote populaire. Si le contrôle avait lieu avant la récolte des signatures, cette liberté serait excessivement réduite. Depuis toujours, il a lieu une fois la demande déposée et s’opère dans le respect du principe in dubio populo. Les seules restrictions du droit d’initiative découlent de quelques règles formelles (unité de matière et de forme), ainsi que d’un petit nombre de normes internationales impératives (interdiction du génocide ou de la torture par exemple). Voilà pourquoi les initiatives annulées sont rarissimes. Une pratique plus stricte ne serait pas souhaitable.

Pourquoi?

Il ne serait pas opportun de régler le droit d’initiative plus qu’il ne l’est aujourd’hui. D’ailleurs toutes les tentatives faites jusqu’ici ont échoué. Les citoyens de notre pays sont manifestement attachés à l’initiative populaire, qui est un pilier essentiel de notre régime politique. En limitant l’initiative au domaine constitutionnel, on a déjà imposé une restriction importante, puisque le texte doit encore être réalisé ou mis en oeuvre ultérieurement. Il s’agit là d’un compromis, le droit d’initiative étant beaucoup plus large dans les cantons.

La commission des Institutions politiques du Conseil des Etats vient d’ailleurs de renoncer à invalider l’initiative Ecopop « Halte à la surpopulation » et a refusé d’y opposer un contre-projet. Qu’en pensez-vous?

La validité de l’initiative Ecopop a été mise en doute en raison d’une possible violation du principe de l’unité de la matière. Cependant, compte tenu de la pratique habituelle de nos autorités, l’initiative est sans doute valable. Quant à la présentation d’un éventuel contre- projet, cette question dépend du libre-arbitre des Chambres fédérales, et elle est donc d’ordre purement politique.

D’après vous, quel organe devrait se charger d’une invalidation et sur la base de quels critères?

Si les conditions de validité des initiatives devaient être élargies et rendues plus rigoureuses, il conviendrait d’instituer un organe particulier pour vérifier la validité des textes. L’Assemblée fédérale, qui est formée de politiciens préoccupés par hypothèse de problèmes politiques, ne serait pas l’autorité adéquate. En particulier, il faut relever que la compatibilité d’une initiative avec telle ou telle règle de droit international est une question difficile que seuls des juges spécialisés pourraient trancher de manière sérieuse et objective. L’affaire devrait d’ailleurs faire l’objet d’une procédure judiciaire, qui garantirait les droits des uns et des autres. Vivian Bologna

Bio

Agé de 69 ans, Etienne Grisel est né à Neuchâtel. Il obtient son doctorat en droit à Lausanne en 1968, puis son Master of Laws à Harvard en 1969 et son brevet d’avocat vaudois en 1971.

Professeur honoraire à l’Université de Lausanne depuis 2009, il y fut aussi professeur ordinaire de droit public de 1978 à 2009. Il fut également cofondateur et codirecteur du Centre de droit public dès 1973 et jusqu’en 2009.

Il officie aussi en tant qu’expert pour la Confédération (Conseil fédéral, Département fédéral de justice et police, commissions parlementaires) et les cantons (révisions constitutionnelles, élaboration de lois).