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100 ans de la Révolution russe

Que reste-t-il d’Octobre 17 ?

Il y a 100 ans éclatait la Révolution russe. Celle de Février lançant un mouvement révolutionnaire auto-organisé groupant ouvriers, paysans et régiments mutinés. Celle d’Octobre qui voit Lénine et les bolcheviks prendre le pouvoir. Que retenir de ce moment à la fois porteur de tant d’espoirs et de désillusions ? Le point avec Eric Aunoble, historien et enseignant à l’Université de Genève.

La révolution russe se prolonge dans l’art, dans le courant artistique du constructivisme dans les années 1920, ici une célèbre affiche de Alexandre Mikhaïlovitch Rodtchenko.

contact.sev : En tant que bon connaisseur de l’histoire russe, que retenez-vous de la Révolution russe ?

Eric Aunoble : C’est une banalité de dire que la Révolution russe a « ébranlé le monde », qu’elle l’a transformé. Mais on oublie aujourd’hui comment elle l’a transformé.

Dans un pays pauvre, dictatorial, en pleine guerre, la mobilisation populaire, l’organisation des classes pauvres ont changé le cours de l’histoire. On ne peut guère comparer la Révolution russe qu’à la Révolution française dans ses effets de déflagration planétaire. Et pour ce qui est des méthodes (la prise en main des entreprises et les conseils ouvriers pour le dire vite), seules les révolutions espagnole de 1936 et hongroise de 1956 ont suivi ce chemin.

Quel rôle les cheminots ont-ils joué contre la tentative de putsch d’août 1917 qui voulait écraser les soviets ?

Cette tentative de coup d’État militaire représentait un vrai danger politique car son leader, le général Kornilov, avec sa stature de tribun, devenait très populaire, non seulement dans l’armée, mais aussi dans les classes moyennes effrayées par le radicalisation de la révolution. Mais la grève immédiate des cheminots a fait que le putsch s’est perdu dans les sables. Immobilisées dans des trains sans conducteurs, les troupes rebelles ont été soumises à la pression de la population mobilisée pour ses libertés.

Pour autant, le syndicat des cheminots a joué un rôle plutôt conservateur en 1917. Créé en avril, il élit un secrétaire à peine socialiste, partisan de la continuation de la guerre. Les cheminots constituent une corporation plutôt bien lotie (« l’aristocratie ouvrière »), le syndicat fait une large place aux cadres – plus que modérés politiquement –, et ses dirigeants sont liés au gouvernement provisoire dont ils attendent les bonnes réformes et l’augmentation des salaires ...

Quand le syndicat des cheminots s’oppose à l’insurrection bolchevique en octobre, il ne défend pas seulement le principe d’un gouvernement ouvert à d’autres tendances que celles de Lénine, il tente de bloquer un adversaire politique. Cela dévoile les enjeux du moment : les oppositions politiques et sociales traversent aussi le mouvement ouvrier.

Il semble qu’il y ait autant d’interprétation de la révolution russe que de courants politiques de gauche, notamment sur les origines de la bureaucratisation et du capitalisme d’Etat …

La difficulté pour les différents courants est de tenir ensemble ces contradictions. Les sociaux-démocrates, tel le menchevik Martov, vont louer la sagesse du « mouvement ouvrier organisé » opposé à Octobre et attribuer l’origine du chaos bureaucratique au radicalisme des bolcheviks et des « masses sans expérience ». Trotski et son camarade Rakovski soulignent plutôt l’influence délétère de la guerre civile (1918-1921) qui transforme les militants en guerriers imbus d’eux-mêmes alors que toute une plèbe fonctionnariale survit grâce à sa place dans l’appareil du nouvel État, s’y développe et le parasite. L’ultra-gauche ou les anarchistes insistent sur la responsabilité des bolcheviks eux-mêmes, aveugles sur la transformation de leur projet ou profitant carrément de la situation pour s’arroger un pouvoir absolu.

Parmi les historiens aussi les luttes d’interprétation font rage …

Globalement, il y a une interprétation « libérale » mais aux dessous assez réactionnaires, qui est aussi vieille que la Révolution. Au début, elle a incriminé la populace et l’argent allemand. Ensuite, dans les années 1950, elle a rebaptisé le « complot allemand » en « manipulation totalitaire » pour décrire l’action des bolcheviks. Et, en schématisant, je dirais que Le Livre noir du communisme a fait la synthèse des deux dans les années 1990 en posant le désordre révolutionnaire comme base du succès bolchevique.

Un autre courant s’est développé depuis les années 1960, plus attentif aux forces sociales.

Marc Ferro avait montré le développement d’une bureaucratie au sein des soviets dès le début de la révolution de Février.

Deux auteurs récemment traduits en français éclairent des questions importantes : Stephen Smith étudie les comités d’usines, distincts des syndicats et des soviets, qui remettent en cause le pouvoir des patrons et des cadres sur le lieu de travail ; Alexander Rabinowitch montre quant à lui comment le parti bolchevique a su dépasser les cadres du socialisme traditionnel pour s’adresser aux soldats et ouvrier-e-s nouveaux venus à la politique en 1917, sans plan préétabli, au prix de bien des tâtonnements.

Liberté de la presse suspendue, police politique répressive, mise au pas des concurrents révolutionnaires (socialistes et anarchistes), sans même parler des dérives staliniennes ultérieures (Procès de Moscou, goulags, etc.), l’héritage d’Octobre 17 n’est pas toujours facile à assumer aujourd’hui pour la gauche ?

On ne se rend plus compte des tensions du moment. Ceux qui dénoncent la violence bolchevique dès les premiers jours sont largement ceux qui trouvent normal de prolonger la guerre et qui veulent instaurer un pouvoir fort pour mettre fin à « l’anarchie ». De l’autre côté, la haine est profonde dans les classes pauvres contre les porteurs d’épaulette, mais aussi de lunettes. On en veut à tous ceux, même « de gauche », qui donnaient des ordres et faisaient la leçon. Ceux qui s’investissent à la Tcheka (police politique du nouveau régime) sont souvent d’anciens militants des comités d’usine ou de régiment ...

Il faudrait que la gauche assume déjà ce qu’est une révolution, et ensuite on pourra discuter des alternatives possibles ou souhaitables à tel ou tel moment. Je sais que cela peut paraître un peu dur, mais on s’est nourri d’images d’Épinal pendant des années. Elles ont été longtemps staliniennes et aujourd’hui elles seraient plutôt libertaires, mais elles sont toujours rassurantes, avec des bons et des méchants. Or ce n’est ni une façon de comprendre le passé, ni un moyen d’affronter l’avenir.

Interview Yves Sancey

Eric Aunoble a notamment écrit : « Le Communisme, tout de suite ! ». Le mouvement des Communes en Ukraine soviétique (1919-1920), Les Nuits rouges, 2008 et La Révolution russe, une histoire française, La Fabrique, 2016.

Pour en savoir plus :
www.kommuna.net

Autres livres:

Marc Ferro, Des Soviets au communisme bureaucratique: les mécanismes d’une subversion, Paris, Gallimard et Julliard, coll. « Archives », 1980.
Stephen Smith, Pétrograd Rouge, la Révolution dans les usines (1917-1918), Les Nuits Rouges, 2017 (1983).
Alexander Rabinowitch, Les Bolcheviks prennent le pouvoir. La révolution de 1917 à Petrograd, Paris, La Fabrique, 2016 (éd. originale en 1976).
Journée « Démocratie et socialisme » 10-11.11.17, Berne

Le réseau de penseurs de gauche « Denknetz » organise 2 jours de réflexion – en allemand – sur les 100 ans de la Révolution russe à l’Hôtel Bern à Berne. Infos : www.denknetz.ch

Quelques repères

1905 : une première révolution éclate. Ouvriers et paysans forment leurs premiers organes de pouvoirs indépendants, les Soviets. La répression est sanglante.

Février 1917 : hiver rude, pénurie alimentaire, lassitude face à la guerre. Grèves spontanées des ouvriers des usines de la capitale Petrograd. Le 23 février, des femmes manifestent pour réclamer du pain. Les grèves se généralisent dans tout Petrograd. Une partie de la troupe fraternise. Le tsar dissout le Parlement russe (la Douma).

Mars 17 : tous les régiments de la garnison de Petrograd se joignent aux révoltés. Le tsar Nicolas II abdique. Un gouvernement provisoire est élu par la Douma. Des conseils spontanés d’ouvriers, paysans, soldats ou marins couvrent en quelques semaines la quasi-totalité du pays.

Fin août 17 : un soulèvement armé est organisé pour écraser les soviets et remettre la Russie dans la guerre. Il échoue. Les masses se radicalisent. Les paysans s’emparent des terres, sans plus attendre.

24 octobre 17 (calendrier russe) : la garnison et les marins de Kronstadt prennent le contrôle des points stratégiques de la ville de Petrograd, avant de lancer un assaut final sur le palais d’Hiver. Lénine et les bolcheviks prennent le pouvoir et promulguent des décrets : sur la terre (grande propriété foncière abolie immédiatement sans indemnité), nationalisation des banques, contrôle ouvrier sur la production, journée des huit heures, etc.

En quoi la Révolution russe vous inspire-t-elle encore aujourd’hui ?

« Je pense que la classe ouvrière mondiale a beaucoup perdu de force depuis la fin de l’URSS et la réunification des deux Allemagnes. Les USA n’ont plus de véritables contre-pouvoir à l’exception de la Chine, toujours communiste. Depuis la fin de la Guerre froide et la disparition des partis communistes en Europe, les syndicats ont perdu beaucoup d’influence. Retour aux travailleurs sans droits, à l’esclavage et à d’autres formes d’exploitation des êtres humains qui deviennent de nouvelles habitudes qui rappellent le XIXe siècle ! »
Jean-Claude Cochard, membre SEV et président de l’Union syndicale vaudoise

« La révolution russe fut un moment important dans l’histoire de l’humanité et de la gauche anticapitaliste. Elle a démontré que des mouvements venant du peuple peuvent renverser et modifier des systèmes entiers. Elle a aussi prouvé que lorsque des personnes sont solidaires, elles deviennent plus fortes que les maîtres du monde. Mais il y a aussi des choses à apprendre de cette révolution. Les erreurs qui ont été commises en amont doivent nous servir de leçon. La prochaine révolution doit être féministe et démocratique. Elle doit être internationale et durable. Et inclure tous les êtres humains, pour défier toutes les structures de pouvoir. Alors le soleil brillera sans relâche ! Venceremos ! »
Tamara Funiciello, présidente de Jeunesse Socialiste Suisse

« Les mouvements révolutionnaires de 1917 qui ont abattu l’Empire russe, initiés par une mobilisation de femmes, n’ont pas l’unité qu’on leur prête. Ils ont pourtant réussi à associer les ouvriers des grandes usines, gagnés à la social-démocratie révolutionnaire, l’immense masse des paysans pauvres visant le partage des terres, inspirés par un populisme de gauche, enfin les peuples opprimés non russes, voire colonisés, revendiquant leurs droits.

La victoire des bolcheviks découle de leur compréhension du caractère inégal de ces foyers révolutionnaires contre l’oligarchie, qu’ils ont su combiner et adosser aux résistances mondiales à la Guerre de 1914, aux accents insurrectionnels. Ce résultat inattendu montre que les gens sans histoire peuvent s’unir et s’émanciper eux-mêmes en créant leurs propres organes démocratiques, mais aussi que leurs succès sont à la merci de régressions monstrueuses, s’ils perdent le pouvoir. La montée du stalinisme l’illustrera, dès la seconde moitié des années 1920. »
Jean Batou, historien, député Ensemble à gauche, Genève