Libéralisations
Casse du service public: l’Europe a bon dos
La casse des services publics n’est pas tant l’œuvre de technocrates européens que celle des dirigeants des états membres, explique Marie-Pierre Vieu. Avec le groupe GUE/NGL, l’eurodéputée PCF est à l’origine du premier bilan de leur ouverture à la concurrence. Elle plaide pour leur construction au plus près du terrain et des besoins. Entretien.
Le groupe Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (GUE/NGL) vient de publier «Les effets de la libéralisation des services publics, service d’intérêt général», un audit de 215 pages sur la remise en cause des monopoles d’État dans le transport ferroviaire, l’électricité et les activités postales dans quatre pays de l’Union européenne (Allemagne, Espagne, France et Slovaquie).
À l’origine de l’étude, l’eurodéputée communiste française (PCF), Marie-Pierre Vieu, révèle son contenu. Extrait de l’interview parue dans « L’Humanité Dimanche » du 17 janvier 2019.
Qu’est-ce qui vous a conduits à commander cet audit ?
Marie-Pierre Vieu: Plusieurs raisons: je participe aux commissions Budget et Transport du Parlement européen. J’habite en province, dans les Pyrénées-Orientales, un département rural où nous sommes de plus en plus confrontés à ce qu’on appelle dans le jargon «les ruptures d’égalité», c’est-à-dire des hôpitaux qu’on regroupe, des écoles qui ferment, des trains qui n’arrivent plus, une Poste de plus en plus fragmentée avec des personnels en grande difficulté. Au printemps dernier, je me suis retrouvée confrontée à de nombreuses luttes locales auxquelles j’ai participé. À toutes ces luttes, à la fois plurielles et fondées sur la même logique de disparition des services publics, je me suis dit qu’il fallait donner des arguments et surtout des débouchés. La grève des cheminots en France au printemps 2018 a fini de me décider à commander l’étude.
Que vous a appris cette étude ? Quels enseignements forts en avez-vous tirés ?
L’étude détruit un préjugé, celui selon lequel les libéralisations, les privatisations, bref la casse des services publics, c’est la faute à l’Europe. Car ce n’est vrai qu’en partie. L’Europe s’est construite sur la règle de la concurrence qui pousse, non pas à la mise en commun, mais au dumping social et à la compétition économique – et c’est pour cette raison que nous voulons la refonder. Mais l’Union européenne n’est pas une main invisible, un non-acteur technocratique insaisissable, c’est le fruit d’un processus politique, tant parlementaire que gouvernemental, composé notamment des chefs d’État des 27 pays membres. La mise en place du processus de libéralisation auquel on est actuellement confronté est donc du ressort de la responsabilité politique des gouvernements !
Ainsi, nous avons pu démontrer que le 4e paquet ferroviaire – c’est-à-dire la quatrième étape des directives européennes sur le rail – est l’une des raisons principales du démantèlement de l’entité SNCF. Mais il faut aussi savoir nuancer cette responsabilité car ces directives ne signifiaient pas automatiquement, comme l’a fait la France au printemps dernier, la casse du statut des cheminots. La responsabilité de l’Europe est, pour une grande part, celle des nations qui la constituent.
Et le second enseignement ?
Flagrant, il ressort de l’étude: la libéralisation des services publics aboutit à l’inverse de l’efficacité annoncée. À chaque fois qu’un service public a été libéralisé, c’est prétendument en raison d’un coût trop élevé, parce qu’il faut réduire les dépenses publiques et toute une série d’arguments du genre : les services publics ne répondent plus aux besoins des populations, leur libéralisation serait ainsi une solution miracle.
Or, l’étude le démontre, la libéralisation produit des ruptures d’égalité encore plus fortes et aggrave les injustices sociales. Dans le même temps, elle ne favorise pas du tout la transition écologique, voire crée encore plus de pollution. À ce titre, le domaine des transports est emblématique: moins de fret, c’est ainsi plus de camions sur les routes, donc, nécessairement, une accélération de l’émission des gaz à effet de serre, responsables du réchauffement climatique.
L’étude dégage une série des pistes, notamment reconsidérer l’opposition monopole-concurrence.
L’étude aboutit à la conclusion que la réponse n’est pas dans le «tout monopole». Mais elle montre aussi qu’elle n’est pas non plus dans la domination des oligopoles, un petit nombre de grandes entreprises, comme c’est le cas aujourd’hui dans le gaz et l’électricité. Au bénéfice des actionnaires, pas des usagers. Nous pensons que les services publics doivent se construire à partir du terrain, dans une démarche globale qui intègre les dimensions sociales, écologique, démocratique.
Comment allez-vous vous faire entendre dans une Europe qui vire très à droite?
Certes, la tâche est compliquée et la partie est loin d’être gagnée – d’autant que l’on vit dans une Europe incapable de répondre aux besoins des gens et qui compte 87 millions de pauvres. Mais, en même temps, l’Europe demeure, quoi qu’en pensent certains, un grand chantier de luttes, tout particulièrement en ce qui concerne les services publics. Les gens sont mobilisés et veulent en finir avec ces territoires désertés, abandonnés. Je veux faire la démonstration que les luttes sociales répondent plus à l’intérêt général que les directives technocratiques imaginées par quelques idéologues du haut de leur tour d’ivoire. Et c’est dans cette Europe-là que je veux continuer de croire que l’on peut quand même gagner des choses.
Latifa Madani, L’Humanité Dimanche