Le Monde Diplomatique
Accélération de la privatisation du rail en Europe
Dans le contexte actuel français, l'article du Monde Diplomatique paru en juin apporte un éclairage intéressant sur la privatisation du rail en Europe. Ecrit par notre secrétaire syndicale Valérie Solano et le sociologue Julian Mischi, il est publié ici in extenso.
Afin de peser sur les négociations de leur future convention collective, les cheminots de la SNCF
multiplient les journées de grève depuis trois mois. Le texte débattu doit régir le secteur ferroviaire
lors de son ouverture à la concurrence prévue pour 2020. En vigueur dans plusieurs États
européens, cette privatisation du rail risque d’accélérer le déclin de lignes locales, déjà mises à
mal par quinze ans de course à la rentabilité.
Bâtiments fermés, quelques graffitis, des horaires affichés qui n’indiquent que les correspondances
de cars : la gare de Parchim, une ville de 20 000 habitants du nord de l’Allemagne, est à vendre.
Dans l’édifice en brique rouge d’Ashington (nord du Royaume-Uni), une pancarte de guingois
surmonte un guichet barré de planches de bois et avertit : «Ne pas s’approcher de la voie».
L’express d’Edimbourg passe trois fois par heure, sans s’arrêter : «Avec le train, on serait à trente
minutes de Newcastle, mais il n’y en a plus, regrette un habitant de cette commune de 28 000 âmes.
L’autoroute bouchonne à l’entrée de la ville, on n’est jamais certain d’être à l’heure. Mais il n’y a pas d’autre trajet, alors l’autocar aussi doit la prendre.» Il faut compter cinquante-cinq minutes en autocar pour rejoindre Newcastle et environ trente minutes en voiture, à condition que la circulation soit fluide.
Le démantèlement des gares de proximité constitue l’un des effets concrets de la privatisation du secteur ferroviaire menée à l’échelle européenne depuis un quart de siècle et qui ne va pas sans susciter des résistances. Le 3 mai 2014, les habitants de Haukivuori, en Finlande, se sont rassemblés pour manifester leur opposition à la fermeture de leur gare : «C’est incroyable qu’ils suppriment un arrêt qui existe depuis cent vingt-cinq ans pour gagner trois minutes sur le trajet entre Kouvola et Kuopio! C’est comme si, aux yeux de VR [VR-Yhtymä Oy, la compagnie historique], plus de 12 000 personnes ne comptaient plus. Tout ça pour créer un avion sur rail!», déplore Mme Liisa Pulliainen, une habitante du bourg. La privatisation conduit à une mobilité à deux vitesses : les lignes à grande vitesse — les «avions sur rail» —, utilisées par la clientèle la plus fortunée, reçoivent toutes les attentions, alors que le trafic régional et les exigences quotidiennes du service public sont délaissés (1). Suivant les préconisations de Bruxelles, l’opérateur historique finlandais, désormais structuré en un groupe comprenant vingt et une compagnies, a supprimé en septembre 2015 vingt-huit gares (sur deux cents), ainsi que plusieurs services aux passagers sur les lignes secondaires. En mars dernier, le gouvernement a indiqué vouloir ouvrir son marché ferroviaire. Quelques jours plus tard, VR a annoncé deux cents suppressions d’emplois parmi les conducteurs, déclenchant une grève de vingt-quatre heures. Lors de ce conflit, les grévistes ont dénoncé notamment la dégradation des services induite par la mise en concurrence. Il n’est en effet désormais plus possible d’avoir des informations en gare ou dans les trains, de faire transporter ses bagages ou encore d’être orienté vers les correspondances. Aux voyageurs de se débrouiller seuls, et de commander eux-mêmes leurs billets sur Internet.
Autre lieu, même constat : à la gare centrale de Stockholm, plusieurs opérateurs ferroviaires rivalisent au détriment de toute lisibilité pour les voyageurs. Pour aller de la capitale suédoise à Malmö, les usagers doivent s’y retrouver parmi les trente-six sociétés qui desservent le territoire. Quelle compagnie et à quel prix ? Les billets réservés à l’avance ou à certaines heures de la journée sont moins chers, mais ils ne sont pas valables sur le train suivant si on manque le sien. Et il faut passer du temps sur Internet pour les trouver, car les employés des guichets ne renseignent que sur leur propre compagnie. L’ambition des directives adoptées par le Conseil européen depuis 1991 — et notamment des «paquets ferroviaires » introduits à partir de 2001 — est claire : simplifier le transport par rail en Europe, stimuler la concurrence et faire baisser les prix pour les usagers. Avec pour horizon l’existence d’un guichet universel à la tarification transparente, une interopérabilité entre les pays (en termes d’alimentation en électricité, d’écartement des rails, de signalisation du trafic ou encore de normes de sécurité) et la multiplication des trains à très grande vitesse. Séduisants sur le papier, ces objectifs s’accompagnaient d’une exigence: démanteler les entreprises nationales ferroviaires en séparant l’infrastructure (les rails) de l’exploitation (le service de transport), puis fractionner les fonctions (vente, nettoyage, entretien, conduite, contrôle) afin de les mettre en concurrence.
Les premiers « paquets» concernaient le trafic marchandises. La dérégulation y a été massive, et les
compagnies de transport ferroviaire sont aujourd’hui non seulement en concurrence entre elles, mais aussi avec la route. Dans cette compétition, des entreprises ferroviaires se font aussi transporteurs routiers, à l’image de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) et de sa filiale Geodis. Résultat : le volume transporté est resté relativement stable en Europe, mais le fret ferroviaire, au lieu de gagner des marchés, s’est contracté au profit du transport routier. Celui-ci assure des destinations qui ne sont dorénavant plus desservies par le rail, et ses opérateurs ont bénéficié d’une baisse des coûts à la suite de l’ouverture du marché européen dans ce secteur. Cela au détriment de la qualité de l’air, car le transport par route est hautement producteur d’émissions de polluants et de gaz à effet de serre. Néfaste pour le respect des engagements environnementaux, la concurrence se fait également sur les salaires. On peut le constater en Suisse, petite plaque tournante du trafic nord-sud. Bénéficiaire d’autorisations d’accès au réseau helvétique dans le cadre de l’ouverture à la concurrence, l’entreprise Crossrail AG payait ses mécaniciens dans les termes du droit italien :
3 600 francs suisses (environ 3 270 euros) par mois, soit 2 000 francs de moins que les salaires versés par les Chemins de fer fédéraux (CFF), l’entreprise publique helvétique. En 2016, le tribunal administratif fédéral a donné raison au Syndicat du personnel des transports (SEV), qui estimait que les salaires de Crossrail portaient atteinte à la loi sur les chemins de fer. Celle-ci indique que l’accès au réseau suisse est conditionné à la mise en œuvre des conditions d’engagement en usage dans la branche.
En 2014, Veolia a dû faire face en Suède à une grève de plus de deux semaines portant sur la nature des contrats et les salaires. Disposant d’une concession dans le sud du pays, le groupe français entendait résilier les contrats à temps plein de 250 cheminots pour les réembaucher avec des contrats temporaires ou à temps partiel. Le journaliste Mikael Nyberg qualifie le démantèlement du système ferroviaire national, autrefois réputé l’un des plus fiables et égalitaires d’Europe, de «grand brigandage (2) ». Selon un sondage, 70% des Suédois se disent d’ailleurs favorables au retour d’un monopole public sur les chemins de fer (3). Depuis la privatisation, lancée en Suède dès 2001, la concurrence n’a pas eu les effets promis pour les usagers : le réseau est cher, compliqué, peu ponctuel. L’augmentation de la circulation a provoqué une congestion croissante et des perturbations récurrentes. Avec 70% du réseau en voie unique, l’infrastructure ferroviaire constitue un obstacle au développement des trains à grande vitesse tant vantés. Ceux-ci sont ralentis par les trains de
marchandises ou les trains régionaux, aux arrêts plus fréquents, et toute perturbation a immédiatement des conséquences sur l’ensemble du trafic. Plutôt que l’adaptation du réseau actuel, une solution pourrait être d’en construire un second, ce qui est envisagé entre Stockholm, Göteborg et Malmö. Mais la concurrence entre opérateurs n’a guère amélioré le réseau : l’investissement en infrastructures n’étant pas rentable, les opérateurs «exploitants » s’en désintéressent, en Suède comme ailleurs.
Dans ce contexte d’investissement insuffisant, les accidents ferroviaires se multiplient partout en Europe, depuis les accidents de Hatfield en 2000 (4 morts et 70 blessés) et Potters Bar en 2002 (7 morts et 76 blessés), tous deux survenus au Royaume-Uni, pays précurseur en matière de privatisation du rail. L’enquête consécutive au déraillement de Hatfield a révélé que l’ensemble des lignes du pays étaient en mauvais état, du fait d’un sous-investissement chronique, alors même que Railtrack, la société propriétaire et gestionnaire du réseau ferroviaire britannique, engrangeait des bénéfices. L’entreprise a dû remplacer les rails défectueux ; pour cela, elle a demandé des subventions au gouvernement — qui ont été partiellement utilisées pour verser des dividendes aux actionnaires (4)… En France, la réduction des coûts de production et la sous-traitance d’activités de maintenance entraînent un délabrement du réseau : le déraillement survenu le 12 juillet 2013 en gare de Brétigny-sur-Orge résulte de la défaillance d’une pièce métallique servant à raccorder entre eux deux rails. Sept personnes ont trouvé la mort dans cet accident, et soixante-dix autres ont été blessées. Ces problèmes de sécurité résultent du mauvais entretien des voies, mais aussi des défauts de formation du personnel, notamment des conducteurs de locomotive. Le 8 mars 2013, une locomotive manœuvre à Penthalaz, une gare de triage suisse ; roulant trop vite, elle fait sauter un butoir de fin de rail et finit sa course dans la rivière. « Le conducteur ne comprenait pas ce que je lui disais, témoigne un aiguilleur, mais surtout je crois qu’il ne comprenait rien à la machine, parce qu’il ne l’avait vue que dans le manuel d’entretien qu’il a ouvert en montant dans la cabine! » Le mécanicien était employé par un sous-traitant qui loue des pilotes de locomotive.
En plus de dégrader les conditions de travail des employés des grandes compagnies nationales, cette recherche du moindre coût met à mal une déontologie professionnelle exigeante selon laquelle ce qui roule doit être en parfait état. Le nouveau management presse les ouvriers d’augmenter leur productivité au détriment de la qualité, et donc de la sécurité. M. Jean T. travaille à la maintenance depuis trente-deux ans aux CFF suisses : «J’ai toujours eu des évaluations excellentes, et là mon chef me reprochait de faire du trop bon travail, trop précis. “Fais donc ta pièce et ne t’occupe pas du reste.” Moi, je ne peux pas travailler comme ça. Tu vois qu’un câble est usé, tu le changes, même si ton job c’est d’intervenir sur les freins. Mon travail, c’est la sécurité : ils nous rebattent les oreilles avec ça, mais la sécurité, c’est être attentif à tout. Pas faire ce travail de sagouin !»
Dans un atelier de maintenance de la SNCF du centre de la France, les témoignages, provenant tant des ouvriers que des cadres, sont similaires (5). L’ancien directeur des ressources humaines de l’atelier raconte avoir vécu, dans les années 2000, cette évolution vers une «prise en compte progressive de la rentabilité». «Avant, l’important, c’était surtout que le travail soit bien fait, se souvient-il. Il n’y avait pas cette notion de rendre des comptes au niveau des coûts, on rendait des comptes surtout au niveau du service fourni : il fallait que le service soit bien fait; si ça coûtait cher, ce n’était pas tellement grave. » L’enjeu de la sécurité était alors prépondérant; désormais, les comparaisons avec le privé pour le coût de l’heure de travail sont systématiques.
L’État français va cesser de financer la plupart des trains de nuit dès cette année, et l’ouverture à la
concurrence du transport ferroviaire de voyageurs est prévue pour 2020. C’est la date butoir imposée par Bruxelles, qui vise d’abord les lignes commerciales nationales, essentiellement celles du TGV, avant les lignes
dites «de service public» (trains régionaux et Intercités), probablement en 2024. Cet horizon permet de comprendre l’intensité des grèves à la SNCF ces dernières semaines : les syndicats cherchent à peser dans les négociations menées avec l’Union des transports publics et ferroviaires (UTP), qui regroupe la SNCF et les opérateurs privés, sur la convention collective qui doit régler les conditions de travail de tous les salariés du rail.
Lancé en janvier 2014, le quatrième «paquet ferroviaire» vise à faire céder les pays en «retard » dans la course à la dérégulation, sous couvert d’«éliminer les derniers obstacles à la création d’un espace ferroviaire unique européen (6) ». L’objectif répété demeure de «créer un secteur ferroviaire plus compétitif», alors que les effets négatifs de cette mise en concurrence généralisée ne sont plus à démontrer. Si, après l’accident de Hatfield, le gouvernement britannique a été obligé de s’impliquer à nouveau dans les chemins de fer, qu’il avait privatisés sept ans plus tôt (Railways Act, 1993), il a gardé sa ligne de dérégulation dans le domaine «voyageurs», avec désormais une trentaine d’opérateurs qui reprennent les franchises au fil du temps. Le fiasco de la privatisation se manifeste par une augmentation incessante du prix des billets (+ 6 % en 2012, + 4,2% en 2013, + 2,8% en 2014, + 2,5 % en 2015) et par la nécessité de réinjecter régulièrement de l’argent
public pour maintenir l’infrastructure en état (7).
Autre sujet de controverse, notamment dans le contexte du «Brexit» : les opérateurs possédant des
concessions d’exploitation au Royaume-Uni sont très rarement britanniques, mais viennent du continent — la Deutsche Bahn (DB) à travers sa filiale Arriva, les français Keolis et RATP, le néerlandais Abellio. Ainsi, la privatisation a paradoxalement favorisé le déclin des entreprises à capital britannique. C’est dans ce contexte que des mouvements citoyens mènent depuis plusieurs années des campagnes pour la réouverture de gares ou de lignes précédemment jugées inutiles ou déficitaires (8). Au Royaume-Uni comme ailleurs, cheminots, usagers, élus locaux peuvent se retrouver pour lutter et défendre les valeurs du transport public.
Julian Mischi et Valérie Solano
Respectivement sociologue, auteur de l’ouvrage Le Bourg et l’Atelier. Sociologie du combat
syndical, Agone, Marseille, 2016, et secrétaire syndicale du Syndicat du personnel des
transports (SEV) suisse.
(1) Lire Vincent Doumayrou, « Des transports publics en chantier», Le Monde diplomatique, septembre 2012.
(2) Mikael Nyberg, Det Stora Tågrånet, Karneval, Stockholm, 2011.
(3) Jenny Björkman et Björn Fjæstad, « “Svenskarna vill ha statlig järnväg och marknadshyror” [http://www.dn.se/debatt/svenskarna-vill-hastatlig-jarnvag-och-marknadshyror/]», Dagens Nyheter, Stockholm, 7 juin 2014.
(4) Christian Wolmar, «Forget Byers : The scandal was in the original sell-off
[http://www.theguardian.com/politics/2005/jul/16/publicservices.uk]», The Guardian, Londres, 16 juillet 2005.
(5) Sur ces processus dans les transports parisiens, lire Martin Thibault, « Métro, boulot, chrono», Le Monde diplomatique, novembre 2014.
(6) «Le quatrième paquet ferroviaire : améliorer les chemins de fer européens [http://www.consilium.europa.eu/fr/policies/4th-railwaypackage/] », Conseil européen, 22 décembre 2015.
(7) Rapport de sir Peter Hendy au secrétaire d’État au transport sur le réaménagement du programme d’investissement du réseau ferroviaire
[http://www.networkrail.co.uk/Hendy-review/], novembre 2015.
(8) www.disused-stations.org.uk/... [http://www.disused-stations.org.uk/sites.shtml]